dimanche 12 décembre 2010

L'alphabet de la chimie (2/2)

Dans notre dernier billet, nous dissertions sur la classification périodique, proposant que l’élément chimique soit dissocié des notions d’atome et de corps pur simple, et qu’il soit considéré davantage comme une catégorie, une classe d’objets, que comme un objet concret. Nous concluions en suggérant que ce positionnement permettait de résoudre plusieurs difficultés conceptuelles, notamment sur les plans pédagogique et communicationnel. Nous nous proposons ce mois-ci de le vérifier.
Comment enseigner la structure de la matière à un enfant ou la remémorer à un adulte qui aurait tout oublié de ses leçons de chimie ? La démarche habituelle est qualifiée de « réductionniste » (le « tout » est compris comme la réunion d’entités élémentaires) : héritée de l’éclairage fourni par les travaux des physiciens au XXe siècle, elle consiste à partir de la description de la structure de l’atome, lequel est capable de se lier à ses congénères de diverses manières pour constituer les molécules, elles-mêmes constitutives de la matière visible et palpable, du moins lorsqu’elles s’y trouvent en quantité suffisante. Cette approche pédagogique bottom-up est peu remise en question, tant elle semble naturelle. Elle l’est pourtant si peu qu’on commence seulement, en ce début de XXIe siècle, à l’adopter en synthèse, dans le domaine des nanotechnologies en concevant des objets moléculaires par l’assemblage contrôlé d’atomes.
En effet, s’il y a bien une manière d’appréhender la matière qui n’est pas commune au quotidien, c’est celle qui passe par la (re)connaissance de ses entités microscopiques. Dès le plus jeune âge, c’est une matière macroscopique qu’il est donné à l’enfant de rencontrer ; il s’y blottit lorsqu’elle est chaude et rassurante, apprend à s’en méfier lorsqu’il s’y heurte ou s’y brûle, l’ingère et l’excrète, comprend que celle qui le constitue s’accroît… Le rapport le plus intuitif à la matière se fait par le biais de la substance, et pas de l’atome ou de la molécule.
De même à ses tous premiers âges, au début de l’apprentissage du langage, l’enfant commence-t-il par percevoir des mélopées plus ou moins continues, des sons enchaînés qu’il n’apprend que peu à peu à décomposer en phonèmes, ce qui lui permettra plus tard d’entrer dans la lecture et l’écriture. Son approche du langage est elle aussi globale et « macroscopique » : il l’appréhende en y étant simplement exposé, et il ne viendrait à l’idée de personne d’apprendre à parler à son enfant en lui enseignant d’abord les lettres de l’alphabet.
Atomes ? Lettres ? Creusons un peu la comparaison pour voir où elle nous mène… L’atome pourrait-il être à la matière ce que la lettre est au langage ? Dans ce cas, si l’atome est une lettre pour la matière, alors l’alphabet de cette dernière ne compte pas 26 éléments, mais un peu plus d’une centaine.
Eléments ? La lettre de l’alphabet nommée « A » n’est pas un objet mais une catégorie, un concept qui englobe toute un ensemble d’objets tels que ceux qui sont représentés à la figure 1. Tous partagent un minimum de caractéristiques communes, dont le nombre de segments et d’intersections, qui les font reconnaître comme faisant partie de la famille des « A », mais aussi les règles qui régissent leur usage et leurs possibilités d’interaction avec les autres représentants des lettres de l’alphabet. Par extension, on nomme également ces représentants des lettres : une étape que ne franchit pas le chimiste, qui distingue, comme nous l’avons vu dans notre dernier billet (et du moins en français), l’atome et l’élément qu’il représente.

Figure 1 : Différentes représentations de la lettre « A ».


Ainsi en va-t-il également des « éléments chimiques », qui englobent tout un ensemble d’objets qui partagent un minimum de caractéristiques communes, telles que le numéro atomique et les règles qui régissent leurs interactions avec les autres atomes. Cette comparaison fait par suite de la classification périodique « l’alphabet de la chimie » et, des molécules, les mots avec lesquels s’écrit son langage. Les règles dites « de l’octet » ou « des 18 électrons » en constitue les règles orthographiques qui, comme toutes les règles, souffrent leurs petites exceptions, alors que des associations particulières d’atomes conduisent à des « fonctions chimiques » aux propriétés inédites, tout comme le « A », le « I » et le « M » s’associent pour former la terminaison du mot « faim ».

Les interactions supramoléculaires permettent alors de constituer les phrases avec lesquelles s’écrit le vivant, où se répètent des propositions et expressions courantes. Les liaisons hydrogène et les interactions de van der Waals en constituent la syntaxe, et les règles de la réactivité chimique les règles de grammaire : de même que le participe passé ne s’accorde pas n’importe comment avec le verbe avoir, les molécules impliquées dans une réaction électrocyclique ne s’associent pas dans n’importe quelle configuration. Et voilà Woodward et Hoffmann élevés au rang de grammairiens, à leur plus grande surprise…

Dès lors, si les alchimistes tentaient vainement de transformer les « P » en « A », ce dont seuls sont capables les physiciens nucléaires qui ont accès au plaques d’imprimerie (ou plutôt, de nos jours, aux logiciels de définition des polices de caractères), que devient le rôle des chimistes en général ?

Il est indubitablement double : en premier lieu, ce sont les chimistes qui observent la matière pour ce qu’elle est et en font émerger les régularités, les comportements ; ils décryptent son langage et ses extraordinaires arrangements. Ils décrivent, définissent et classent. A ces différents égards, ils endossent la noble tâche des académiciens lorsqu’ils bâtissent les dictionnaires.

Mais cette compréhension leur donne surtout le pouvoir de créer du neuf, d’assembler les lettres de manières inédites, de manipuler les règles pour inventer de nouvelles phrases, ouvrir de nouveaux possibles et fournir de nouveaux espoirs. Comme le poète créé les vers qui soignent l’âme, le chimiste synthétise les molécules qui guérissent le corps. Comme l’écrivain réinvente le monde, le chimiste en fabrique de nouveaux qui changent le cours de notre existence.

Mais lorsqu’il s’agit d’apprentissage, c’est bien par le récit que l’enfant entre dans la lecture ; c’est par le sens de l’histoire qu’on lui lit qu’il se découvre l’envie de lire lui-même, puis d’écrire. Son entrée dans le monde littéraire est macroscopique. Il nous semble fondamental qu’il en soit de même pour la chimie. Aussi, plutôt que de partir de l’atome pour « reconstruire » la matière, osons partir de la substance, introduire le concept de « pureté » par lequel il sera possible de descendre aux molécules, les mots de la matière. Dès cet instant, l’enfant n’aura qu’une envie : comprendre comment ces mots sont écrits, jouer avec leurs lettres, répéter ceux qu’il connaît, en inventer de nouveaux.

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