lundi 25 octobre 2010

Eléments de philosophie de la chimie

Le 11 septembre dernier, à l’Ecole nationale supérieure des techniques avancées (Paris), un laboratoire de l’Ecole Polytechnique, le CREA (Centre de recherche en épistémologie appliquée [i]) organisait une journée d’étude intitulée « Epistémologie de la chimie : synthèse et perspectives » [ii]. Cette rencontre internationale réunissait des chimistes philosophes et des philosophes chimistes, dont le point commun semblait être une passion partagée pour l’analyse des soubassements, des pratiques et des implications philosophiques de la chimie comme science et, depuis quelque temps, comme technoscience. L’objectif affiché de ce workshop : « Identifier les bases possibles pour fonder une épistémologie de la chimie ».

Nous y étions présents, pour notre part, convaincus qu’il ne peut y avoir de bonne communication de la chimie sans bonne compréhension de la chimie : « de l’intérieur » bien sûr à travers ses pratiques et les connaissances qu’elle produit, mais également « de l’extérieur » par l’analyse de ses aspects non seulement épistémologiques et philosophiques, mais également historiques, sociologiques et didactiques.

L’intérêt des philosophes pour la chimie, et des chimistes pour la philosophie, n’est pas nouveau. Les pratiques de transformation de la matière captivèrent même davantage l’attention des philosophes au XXVIIIe siècle qu’au XXe, Diderot allant jusqu’à la considérer comme le modèle d’une philosophie expérimentale [iii]. Le chimiste Emile Meyerson (1859-1933), redécouvert récemment en France [iv], incarne à l’inverse « [ces] savants [… qui] viennent à la philosophie, désireux de scruter les principes ou de critiquer les valeurs de leurs propres recherches » (Andal, 1959) [v].

Pourtant la philosophie de la chimie, en tant que discipline académique, est récente. En atteste la parution d’un ouvrage de synthèse paru en 2005 sous le titre : « Philosophy of Chemistry: Synthesis of a New Discipline » [vi], alors que l’International Society for the Philosophy of Chemistry [vii] n’a qu’une vingtaine d’années d’existence. Et si la francophonie compte quelques philosophes de la chimie, tels Bernadette Bensaude-Vincent ou Isabelle Stengers, les deux seules revues à comité de lecture de ce domaine sont américaine et allemande :

- Foundations of Chemistry, un journal d’histoire et de philosophie de la chimie traitant également de questions d’éducation, publié par Springer et dirigé par Eric Scerri.

- Hyle: International Journal for Philosophy of Chemistry, journal associé à l’Université de Karlsruhe et dirigé par Joaquin Schummer.

Nous anticipons les interrogations de certains lecteurs chimistes : « A quoi une philosophie de la chimie peut-elle bien servir ? En quoi peut-elle être utile à la pratique de laboratoire ? Ces philosophes connaissent-ils bien ce dont ils parlent ? ». Mais surtout : « Quels sont leurs véritables objets d’étude ? ». Nous tentons ici quelques éclairages…

- La nature de la chimie. C’est une des questions les plus intéressantes pour le chimiste : qu’est-ce que la chimie ? Les tentatives pour la définir sont nombreuses et rarement satisfaisantes ; pour certains, c’est l’étude des substances, pour d’autres, celles des réactions. L’étude de la structure, des propriétés et des transformations de la matière pour les uns, l’étude des réarrangements atomiques pour les autres ; si la première définition semble englober une partie de la biologie et de la physique, la seconde est circulaire puisqu’elle s’appuie sur ses propres concepts pour se définir. Or les philosophes possèdent des outils qui permettent de préciser ce que les chimistes font vraiment lorsqu’ils font de la chimie.

- Chimie et nature. Comment la chimie fait-elle bouger la frontière entre le naturel et le synthétique ? Entre le vivant et le non vivant ? Comment modifie-t-elle par suite notre perception de la nature ? Nos valeurs morales ? Quelles sont les différences entre une molécule synthétisée dans un réacteur d’usine et celle, de même formule, présente dans les constituants d’un arbre ? Que désigne l’adjectif « chimique » ? Y a-t-il diverses manières de l’être ? Une substance peut-elle être chimique et naturelle à la fois ? Plusieurs de nos billets ont déjà porté sur ces questions.

- La chimie est-elle réductible à la physique quantique ? Une littérature fournie explore ce sujet en analysant les pratiques et la manière dont les chimistes construisent leurs théories, en lien avec les connaissances issues de la physique. Une question qui, comme celle de savoir si la biologie est réductible à la chimie, se résout partiellement en considérant la chimie est mieux caractérisée par ses pratiques et ses objectifs que par ses fondements épistémologiques.

- La réalité des concepts de la chimie. La chimie manipule des concepts abstraits pour décrire des entités invisibles, voire inaccessibles : elle pose donc aux philosophes la lancinante question de leur réalité (en dépit de leur opérationnalité). Qu’est-ce qu’un état de transition ? Une structure de résonnance ? L’aromaticité ? La molécule représente la plus petite entité représentative d’une substance, mais n’importe quel chimiste sait bien que les propriétés de ladite substance disparaissent dès que l’échantillon est réduit à moins d’une centaine de molécules… L’énergie même nécessaire pour rompre un dimère de molécules d’eau n’est pas très éloignée de celle qui permet de casser la liaison O-H. Des notions philosophiques, telle l’idée d’affordance, permettent de résoudre certaines de ces difficultés conceptuelles.

- La chimie comme discipline paradigmatique de la science de laboratoire. La chimie est une science de laboratoire car les objets qu’elle étudie sont des objets créés ou rapportés au laboratoire. A cet égard, elle a développée une méthode expérimentale qui, pour les philosophes des sciences, constitue un bon modèle comparatif pour les autres sciences. Longtemps seule discipline à « créer son objet », selon les célèbres mots de Marcelin Berthelot, elle est désormais rejointe par la biologie synthétique et par les nanotechnologies ; la compréhension de ce rapport particulier de la chimie à son objet permet d’éclairer ceux qu’entretiennent ces nouvelles pratiques avec les leurs.

- Quelles sont les fondations philosophiques de la classification périodique ? Quelle est la réelle nature de ce que représentent les cases de ce tableau et dans quelle mesure peut-on dire qu’il y a du sodium dans le chlorure de sodium ? Autrement dit : comment faut-il définir la notion d’élément chimique pour pouvoir dire qu’il existe du sodium dans le chlorure de sodium ? Quels liens y a-t-il entre la représentation de la classification et ses significations (figure 1) [viii] ?

Figure 1 : Représentation de la classification périodique des éléments extraite du site de la Société internationale de philosophie de la chimie.

Telles sont quelques unes des questions dont débattent les philosophes chimistes et les chimistes philosophes lorsqu’ils se rencontrent ; des questions qui ne se réduisent pas aux interrogations métaphysiques sur l’origine de la dissymétrie des acides aminés dans le vivant, ou aux questions d’éthiques suscitées par la production de substances qui changent définitivement notre rapport au monde. Un article d’Eric Scerri dont nous conseillons par ailleurs la lecture donnait en 2000 une vision simple et claire des enjeux de cette discipline, sous le titre : Philosophy of Chemistry – A New Interdisciplinary Field ? [viii]

Dans notre prochain billet, nous nous intéresserons plus particulièrement à la définition de la notion d’élément chimique, dont la compréhension pose des problèmes particulièrement complexes en termes de communication.



[i] www.crea.polytechnique.fr

[ii] www.crea.polytechnique.fr/LeCREA/ateliers.htm

[iii] Pépin, F. (2010) Diderot : la chimie comme modèle d’une philosophie expérimentale, La Découverte.

[iv] Telkes-Klein, E. (2007) Émile Meyerson, de la chimie à la philosophie des sciences, Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 18, mis en ligne le 07/01/08, consulté le 20/09/10. http://bcrfj.revues.org/index112.html

[v] Andal, A. (1959) Gaston Milhaud (1858-1918), Revue d’histoire des sciences, XII, pp. 96-110.

[vi] Baird, D. Scerri, E. McIntyre, L. (2005) Philosophy of Chemistry: Synthesis of a New Discipline (Boston Studies in the Philosophy of Science), Springer.

[vii] http://ispc.sas.upenn.edu/

[viii] Journal of Chemical Education : http://tinyurl.com/34xa89s

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