vendredi 16 avril 2010

Faut-il craindre ceux qui craignent la chimie ?

Dans un entretien publié dans le Monde du 6 mars 2010 [i], le docteur Laurent Chevallier, praticien au CHU de Montpellier et président de la commission alimentation du Réseau environnement santé (RES), rend responsables de nouvelles pathologies les produits employés dans l'agriculture et les additifs alimentaires. L’occasion pour lui de promouvoir son dernier ouvrage [ii].

Avant d’aborder l’analyse de l’entretien, commençons par signaler que ce dernier point a son importance. Car sans nier les préoccupations du public à l’égard des choix technoscientifiques qui construisent le monde dans lequel nous vivrons demain, il nous semble nécessaire de dédramatiser certains propos extrêmes en gardant à l’esprit qu’une certaine forme d’idéologie antiscience primaire sert aussi des intérêts personnels et financiers immédiats. Un constat tout aussi valable dans des cas qui contrarient au contraire les environnementalistes, comme celui de la question climatique et de ses auteurs climatosceptiques opportunistes.

Mais revenons au propos du docteur Chevallier. L’entretien, dégoulinant de démagogie et ponctué d’explications médico-scientifiques approximatives, surfe avec brio sur la peur du cancer, le développement de l’obésité, l’omniprésence des substances de synthèse dans l’alimentation, les intérêts des industriels ou la fausse impuissance des pouvoirs publics : « On tente de nous imposer un "ordre" chimique avec des substances qui créent des désordres physiologiques dans notre corps. Ce sont les produits chimiques employés dans l'agriculture, des additifs alimentaires (colorants, conservateurs, etc.) aux effets imparfaitement maîtrisés. ».

Faute d’éléments constructifs nouveaux et percutants pour défendre une approche nutritionniste somme toute parfaitement banale (la nature de l’alimentation influe sur la santé), l’auteur s’en remet donc aux bonnes vieilles ficelles des « aliments industriels cancérigènes » et autres « perturbateurs endocriniens », allant jusqu’à évoquer leur rôle dans l’hyperactivité des enfants, pour finir sur la fameuse et énigmatique MCS (Multiple Chemical Sensitivity) [iii] : « Douze pour cent de la population en serait atteinte aux Etats-Unis, mais on a encore peu d'éléments sur ces troubles. Certaines orientations nutritionnelles semblent pouvoir aider (apport en antioxydants alimentaires, prudence avec le glutamate...). Pour l'instant on est dans le domaine empirique. ».

Ce faisant, nul doute qu’il rencontre les préoccupations (néanmoins légitimes) de nombreux lecteurs potentiels, voire qu’il renforce leurs convictions du haut d’un statut professionnel crédible et grâce à un discours plutôt technique et en apparence très documenté. Et c’est ce qui nous amène à la question qui nous intéresse ici : quel impact ce type de discours crédible, publié dans un journal sérieux et totalement « anti-chimie » peut-il avoir sur l’opinion de ses lecteurs, non pas en matière de diététique mais à l’égard de l’image globale de la chimie ? Et dans quelle mesure faut-il par suite s’en inquiéter ?

Une manière d’y répondre consiste à analyser le contenu des commentaires que les abonnés du Monde ont déposé sur le site du journal dans les jours qui ont suivi la parution de l’article [iv]. En trois jours, 29 commentaires furent postés, ce qui indique à la fois un fort intérêt pour le sujet et un besoin pour les lecteurs de compléter l’analyse fournie par l’entretien [v].

Mais à votre avis, s’agissait-il pour eux de renforcer son propos ou de le modérer ? Les paris sont ouverts… Et la réponse est fournie par le tableau ci-dessous, qui montre la répartition des commentaires, pour la plupart déposés indépendamment les uns des autres, selon quatre attitudes distinctes à l’égard du propos du docteur Chevallier.

Surenchère : 7
Accord : 5
Doute : 4
Opposition : 8

Total des « anti-chimie » : 12
Total des « pro-chimie » : 12

Intégralité des commentaires : cliquez ici. 5 commentaires sont hors-sujet et inclassables dans ce tableau.

Cette répartition correspond-elle à celle que vous auriez spontanément prévue ? Si oui, vous avez une bonne perception de la perception de la chimie dans notre société et confiance en la capacité de nos concitoyens (ou au moins des abonnés du Monde) à distinguer un discours militant d’une information scientifiquement fondée. Si non, peut-être commencerez-vous, vous aussi et dès aujourd’hui, à questionner les idées reçues qui circulent dans notre communauté sur la soi-disant « mauvaise image de la chimie » et qui, malheureusement, déterminent souvent ses actions de communication.

Florilège…

ebolavir - 06.03.10 | 00h37
Amusant de penser que la génération qui prend sa retraite en ce moment, et qui est gravement menacée de finir centenaire, a vécu sa jeunesse dans un environnement chimique bien plus agressif que l'actuel, quand on mettait des antibiotiques à dose médicamenteuse dans la nourriture des animaux, quand les traitements phytosanitaires étaient excessifs, les plastiques toxiques très courants, l'alimentation industrielle pleine d'additifs à haute dose. On est devenus fragiles, ou on mesure mieux ?

Sirius - 06.03.10 | 08h52
L'obscurantisme aurait il pignon sur rue dans le corps médical ? [...] Peut-on soutenir sans rougir que "dans le temps c'était mieux" en matière alimentaire ? On est face à un théorème de Boris Vian énoncé dans "En avant la Zizique" : dans le temps les vieux cons étaient jeunes et pour eux c'était mieux !

Un"noir" - 05.03.10 | 22h24
J'ai sagement et patiemment lu ce texte, sans en tirer quoi que ce soit : la dernière phrase en forme de conclusion est explicite : "Pour l'instant on est dans le domaine empirique". Au moins, le signataire a le mérite de nous dire qu'il sait, qu'il ne sait pas ! […]


A l’aube de l’Année Internationale de la Chimie, pourquoi alors ne pas commencer à penser des actions de communication plus à l’écoute des peurs et des valeurs de ceux que nous voulons convaincre des bienfaits de la chimie, en gardant confiance dans leur capacité à décider de ce qui est bien pour eux ? A imaginer des actions participatives pour, nous-mêmes, mieux comprendre les évolutions de la société actuelle et construire avec elle la place que la chimie y occupera demain ? C’est à promouvoir une telle attitude que s’emploie ce blog mois après mois depuis sa création.
______________

[i] http://tinyurl.com/18r, article en archive payante.
[ii] Mes ordonnances alimentaires. Comment vous soigner par une bonne alimentation. Les liens qui libèrent, février 2010.
[iii] Nous n’entendons en aucun cas, en critiquant le contenu de cet entretien, signifier que ces questions sont illégitimes et sans importance, ni qu’elles ne doivent pas faire l’objet des études et des réglementations les plus approfondies. Compte tenu des enjeux sanitaires et économiques qu’elles revêtent, nous considérons simplement qu’elles méritent des traitements moins naïfs et moins démagogiques.
[iv] Nous passerons ici sur les limites de l’étude, liées à la nature du public considéré ou à l’unicité du cas analysé. Il ne s’agit pas d’un article de recherche mais d’une observation ponctuelle susceptible de fournir quelques pistes en matière d’impact des discours anti-chimie sur l’image globale de la discipline.
[v] A titre de comparaison, l’article du Monde relatant l’appel des 400 climatologues à la Ministre de la Recherche ne suscita que 13 commentaires début avril 2010.

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