mardi 15 septembre 2009

La notion de "chaîne épistémique"

Dans nos derniers billets et dans le contexte d’une science moderne fortement soumise à la pression sociale, nous nous interrogions sur la possibilité, pour le chimiste, de simultanément se montrer concerné par les effets négatifs des applications de sa discipline et de se sentir respecté pour les progrès techniques qui lui étaient dus. Invoquant le philosophe Ludwig Wittgenstein, nous explorions en l’occurrence la piste consistant en une approche de la chimie qui ne la considère plus comme une et indivisible, mais comme une juxtaposition de pratiques entretenant entre elles des airs des famille.

Ayant réfuté le cloisonnement horizontal entre la chimie et ses applications, nous en proposons par suite un autre, transversal cette fois, entre des catégories que nous nommerons plus loin "chaînes épistémiques" (voir schéma). Ne nous méprenons pas : il n'est pas question ici de dire que la chimie n'existe pas et il sera toujours possible de parler de « la Chimie ». Notre propos consiste simplement à essayer de moduler sa perception unique et globale pour nous en faire une idée plus opératoire, notamment en termes de (bonne) conscience, de responsabilité et de communication publique. Ici encore [i], la pertinence théorique du choix épistémologique que l’on accepte de faire cède la place à ses implications sur la représentation et sur l'image de la science qu'ils confèrent respectivement aux scientifiques et à la société.

Deux types différents de cloisonnements de la chimie.

Reprenons par exemple l’extrait d’un texte rédigé récemment par notre collègue Roger Barlet à l’intention de journalistes de la radio [ii] : "Il est bien vrai qu'on met l'accent, à juste titre, sur des composés qui, dans la vie de tous les jours, sont mis en cause pour leur nocivité : composés organiques volatils et formaldéhyde des peintures et vernis, pollution atmosphérique par l'ozone et les dioxydes d'azote, diffusion des pesticides dans les sols et les eaux, pollution par les PCB, etc.. mais il existe aussi une majorité de produits chimiques fort heureusement inoffensifs, présents dans notre vie quotidienne et appréciés pour leur intérêt ; médicaments, parfums, arômes et aliments ; quelques-uns d'entre eux d'ailleurs surmédiatisés comme les antioxydants (par exemple les polyphénols du vin ou du thé) ou les acides gras de l'huile de colza ou de l'huile de noix. Et que dire de l'oxygène, indispensable à la vie, et du glucose, aliment musculaire par excellence, tous deux produits chimiques dont on ne peut évidemment se passer". Peut-être le lecteur assidu de ce blog a-t-il deviné notre désaccord avec le contenu de ces lignes, mais tel n’est pas notre propos aujourd’hui, d’ailleurs tenu en d’autres circonstances [iii]. Le chimiste, parce qu'il se reconnaît dans une discipline qui englobe la recherche des mécanismes, les applications pharmaceutiques, les produits naturels et synthétiques, la distillation du vin et la synthèse de l'ypérite, vit dans un dilemme permanent (voir billet précédent). Mais faute de pouvoir réassigner ces pratiques dans des chaînes épistémiques indépendantes, il en vient à mettre en balance l'efficacité des médicaments ou les vertus de l’oxygène avec la nocivité des vernis et la pollution par l’ozone.


Quel est ce cloisonnement vertical, que nous entendions plus haut substituer à une distinction science vs applications horizontale, qui serait propre à éviter ces travers ? Contre cette distinction horizontale, nous proposons d'une part que la chimie soit considérée comme un réseau de connaissances, de compétences, d'attitudes et d'actions où s'entremêlent recherche fondamentale, applications et loi du marché, se nourrissant les uns les autres [iv]. Mais un réseau dans lequel il est possible de caractériser des chaînes épistémiques verticales débouchant sur des applications particulières, ces dernières ayant des effets secondaires (bénéfiques ou négatifs) propres. Une telle chaîne se structurera progressivement autour d'une application, chaque maillon en représentant l’un des aspects ou des enjeux (la recherche nécessaire à sa création, les avantages et inconvénients sociétaux, le profit financier qui peut en être tiré, l'éthique, etc.). Que l'un des acteurs de cette chaîne soit irresponsable, et c'est toute la chaîne qui peut s'emballer et produire les pires débordements, comme l’illustre l’encadré suivant.

Cela ne signifie pas que la chimie soit toute entière mise en cause, mais l'existence du réseau justifie que tout acteur, à tout moment et en tout point, se rende attentif à ce qui peut découler de son travail et de celui de ses pairs. Que les chimistes pensent davantage en termes de régulation interne que de corporatisme ne pourrait que faire du bien à leur discipline. Pour ce faire, la penser une de manière globale et la séparer de ses applications ne nous semble décidément pas la meilleure voie pour la responsabiliser.
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FARBEN, une pièce de Mathieu Bertholet
Deux coups de feu dans l‘aurore. Mai 1915, Clara Haber perd son sang dans le gazon mouillé. Près d'elle, son fils, son mari. Pas de larme. Le mari ramasse son arme de service. Il quittera Berlin dans la journée, direction le front de l'Est.
Il y avait une fête hier soir dans cette villa. Des officiers, des scientifiques et leurs femmes ont fêté le succès de Fritz Haber et de son Institut dans les tranchées d’Ypres. On fêtait la mort de dix-huit mille hommes, tombés dans la première attaque au gaz de l'histoire. Ils étaient des ennemis, une bonne raison de fêter ça. Mais Clara s’est traînée dans la maison depuis le matin. Elle ne veut pas. Elle s’est disputée avec son mari pendant sa fête, avant de monter très tôt dans sa chambre. Elle ne peut plus supporter que leur science, leur travail aient mis fin à tant de vies.
Mais Fritz veut montrer qu’un Juif peut être aussi un bon Allemand. Il veut, à tout prix, aider l'Allemagne à faire une avancée significative dans les tranchées de la Grande Guerre. Depuis le début de la guerre, il concentre ses recherches sur une nouvelle arme : le gaz de combat. Il utilise les relations qu'il a tissées dans l’industrie chimique durant ses années de travail. Cherchant un produit qui soit facile à exploiter dans l’Allemagne isolée par le Blocus, il a trouvé des produits dérivés de la fabrication d’engrais. Après de nombreux tests dans son Institut et sur le terrain près de Cologne, la première attaque a eu lieu le 22 avril 1915.
"J‘ai écrit l'histoire d‘un homme et d‘une femme qui se sont consacrés à la science avec la même conviction : faire le bien de l'Humanité. Et pourtant, en une nuit, sont morts dix-huit mille soldats anonymes et la première femme chimiste de Breslau. Tous deux ont porté la responsabilité de leurs rêves. Fritz croyait en l’Allemagne, en la recherche et en la science. Clara en une science pour l‘'umanité. Cette pièce s‘appelle fArbEn, parce que les gaz de combat sont colorés, et parce que Clara rêve en couleurs. Une pièce sur des rêves, des rêves en couleurs, sur le pouvoir et les dangers de la science". Mathieu Bertholet.
Durant la guerre, Fritz Haber développera encore de nombreux gaz, du gaz de chlore en passant par le gaz Moutarde jusqu'au Zyklon. A sa mort en 1934, il ignorera que quelques années plus tard, des millions d‘autres Juifs mourront de sa découverte dans les chambres à gaz.
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[i] Comme lorsque dans un billet précédent, nous admettions qu’il était possible, si on le souhaitait et bien que nous ne partagions pas ce point de vue, de séparer par la pensée la science de ses applications.
[ii] Courrier du 18/01/09, retranscrit dans le SFC info en ligne de févier 2009.
[iii] Voir par exemple notre billet "Tout" est chimique ?
[iv] A titre programmatique, suggérons même que s'y ajoutent les acteurs sociaux et les règles éthique.

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1 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

Bonjour
j'ai trouve votre article adapte a la facon dont vous voyez la chimie fonctionner. C'est tres interessant
Mes cours de chimie etant assez lointains, ne m'en veuillez pas de ma mauvaise ou deplacee qualification des phenomemes chimiques sur lesquels j'entends poser une question.

Je desire etudier le phenomene des chaines en chimie applique au petrole et as sa desintegration en tant que combustible. Ou puis je trouver des informations scientifiques et techniques, a la limite vulgarisees qui puissent m'expliquer le phenomene dans son integralite( sans trop de formules)
merci
anthea

9 décembre 2009 à 01:21  

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