samedi 16 janvier 2010

La "culture scientifique" : évidence ou oxymore ?

Sa signification est évidente et la communauté scientifique défend unanimement sa « diffusion » auprès du grand public : la « culture scientifique » est un bienfait à partager, si ce n’est à imposer.

Comme tous les concepts consensuels et évidents, il peut toutefois être intéressant de s’y arrêter pour l’interroger. Laissons de côté le second terme, en mentionnant simplement l’invitation pertinente qui nous est faite de la requalifier en « Culture Scientifique, Technique et Industrielle », portée notamment par le réseau des emblématiques CCSTI [i]. Car de même que dans la réflexion sur le développement durable, la querelle entre les tenants du « durable » et les partisans du « soutenable » occulte la discussion essentielle sur le concept de « développement », l’extension de la culture scientifique à la technique et à l’industrie risque fort de masquer les implicites extraordinaires qui sont véhiculés par le terme de « culture » ; si ce n’est même un certain flou permettant d’en faire l’apanage d’une idéologie scientiste conquérante.

En première approximation, les différentes et nombreuses définitions du mot « culture » peuvent être séparées en deux catégories principales : la culture individuelle et la culture collective. La première s’apparente à la « culture générale », parfois définie comme le fond minimal de connaissances et de compétences que devrait posséder un individu pour pouvoir s’intégrer dans la société. On y trouve les dates des grands événements historiques, la sensibilité artistique ou la capacité à participer à un sport populaire. La seconde est un ensemble de connaissances, de valeurs et de normes partagées par une communauté ou une société, transmises et imposées socialement. Ces caractéristiques construisent en retour une « identité culturelle » que l’on retrouve aussi bien dans les « cultures d’entreprise » que les « cultures animales ».

Il apparaît dès lors que c’est dans la première acception du terme qu’il faut le plus souvent comprendre la notion de « culture scientifique » lorsqu’elle est employée par les partisans de sa promotion. Ces derniers, parallèlement, appartiennent à des communautés qui tirent leurs relatives cohésions de caractéristiques identitaires cette fois définies par des cultures qu’il faut entendre dans la seconde acception du terme : scientifiques, chimistes, médiateurs scientifiques constituent en effet autant de groupes humains partageant des connaissances, des valeurs et des normes collectives, souvent relayées et/ou contrôlées par des institutions telles que les académies ou les sociétés savantes.

La « culture scientifique » serait donc un patchwork de cultures collectives disciplinaires proposées aux individus au travers de diverses actions de communication. Mais sa promotion, lorsqu’elle est mal faite, risque du même coup de devenir une sorte d’injonction à entrer dans un moule lui-même modelé par des tendances corporatistes ou prosélytes. C’est ainsi qu’on se moque avec dédain et méchanceté des quelque 50% de français qui ne savent plus qui, de la Terre ou du Soleil, tourne autour de qui (oubliant du même coup que l’un n’est pas le contraire de l’autre [ii] et qu’en outre la réponse, totalement dépendante du référentiel choisi, est fausse dans les deux cas [iii]) ; qu’on se moque, alors qu’une véritable « culture générale scientifique » réside bien plus dans la capacité à appréhender les enjeux des sciences et des technologies en cours d’élaboration (la science chaude) que dans des connaissances refroidies (stabilisées) et peu utiles pour comprendre le monde dans lequel on vit. Pire, c’est ainsi qu’on raille l’inculture scientifique, voire l’ignorance, de celui qui ne saura pas écrire CO2 sans erreur typographique, oubliant cette fois qu’il ne faut voir là que conventions et qu’il fut un temps où les chimistes eux-mêmes l’écrivaient CO2

Contrairement à la culture artistique dont la dimension collective n’implique pas la condamnation de la transgression des règles au niveau individuel [iv], la culture scientifique, comme la culture religieuse, aurait parfois quelques tendances à vouloir non seulement diffuser, mais également contrôler les connaissances individuelles. Tous les scientifiques vous le diront : la science doit être partie intégrante de la culture. « Il ne saurait être de culture dans le monde d’aujourd’hui qui tienne la science à distance », martelait récemment un collègue chasseur de mammouth auquel nous espérons ne pas faire trop de publicité en le citant [v]. A ce stade, il est en effet difficile de le contredire. Quelques lignes plus haut, il écrit pourtant : « Au nom d’une spécialisation nécessaire et toujours exigeante, les scientifiques se sont isolés et ont laissé la science s’abstraire de la culture générale ».

La science devrait donc quitter son statut de connaissance proposée pour adopter celui de savoir imposé, sous contrôle des scientifiques. Dès lors, le bel objectif culturel souhaité de tous ne risque-t-il pas de se voir contraindre et censurer par une science inquisitrice, au motif que la culture dont il dépend serait qualifiée de « scientifique » ? Comme le vocable de « développement durable » évoqué plus haut, celui de « culture scientifique » prend soudain, sous certaines plumes, des allures d’oxymore [vi].

Dans ces conditions, est-il possible de promouvoir une véritable culture scientifique, technique et industrielle qui ne souffre pas de ces travers et respecte l’individu, ses connaissances profanes et ses valeurs ? La réponse dans un prochain billet…
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[i] Les Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle, nés dans les années 70 et adhérents depuis 2001 à une charte signée avec le Ministère de la Recherche, constituent l’essentiel des centres de science ouverts au public en France. Plus d’informations sur www.ccsti.fr
[ii] Pour expliquer l’alternance des jours et des nuits, si le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, c’est la rotation de la Terre sur elle-même et pas autour du Soleil qu’il faut invoquer.
[iii] Le Soleil et la Terre tournent autour de leur centre de gravité commun, si on fait abstraction de l’influence des autres planètes.
[iv] Jouer Chopin au métronome ou mélanger Mozart avec de la musique égyptienne, projeter des disques de lumière sur un mur ou y peindre un simple carré bleu… tout est bon si la démarche est assumée et justifiée.
[v] Allègre, C. Un peu de science pour tout le monde, Fayard, 2003, Paris.
[vi] Une expression est un oxymore lorsqu'elle met côte à côte deux mots ayant des sens opposés et aboutissant à une image contradictoire et frappante pour la représentation, comme dans « un silence assourdissant ». Cette obscure clarté qui tombe des étoiles (Corneille, Le Cid, (1682), Acte IV, scène 3) en est probablement l’exemple d’expression oxymorique la plus souvent citée.

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