jeudi 25 juin 2009

La chimie déresponsabilisée...

Lorsque le chimiste affirme « La Chimie est partout ! », c’est non seulement pour signifier qu’elle est capable d’expliciter la plupart des phénomènes naturels qui se jouent au niveau moléculaire, mais également pour rappeler que les productions de la Chimie ont envahi nos vies et interviennent désormais, sans que l’on puisse plus s’en passer, dans la plupart de nos gestes quotidiens.

Pourtant, un certain malaise s’installe lorsque le citoyen, non acquis à la cause de la Chimie mais néanmoins honnête, s’inquiète du fait que ce « partout » désigne tout de même parfois des applications dont le chimiste aurait du mal à tirer fierté. Voilà donc la noble entreprise de la Chimie qui souffre des usages malveillants, illicites et clandestins qui en sont faits…
Il en va de même lorsqu’à l’autre bout du monde, une fabrique d’insecticides mal entretenue enveloppe une ville entière d’un nuage de mort et tue en quelques heures des milliers de personnes. Voilà cette fois la Chimie meuépistémologiertrie par des problèmes socio-économiques et politiques, qui ne relèvent pourtant pas de ses prérogatives…
Les choses se compliquent encore lorsque des mouvements associatifs de défense de la santé publique attaquent ouvertement les « substances chimiques » présentes dans notre environnement et responsables des pollutions du même nom. Et voilà que les chauffages domestiques, les véhicules individuels et les éruptions volcaniques viennent polluer non seulement notre atmosphère, mais également l’image d’une Chimie qui s’est contentée de nommer et d’analyser les polluants incriminés…

Dans tous les cas, le chimiste qui n’a pas participé à la synthèse de l’ypérite, qui ne faisait pas partie du Comité Directeur de Union Carbide en 1984 et qui éteint toujours son moteur lorsque sa voiture est arrêtée, est heureusement hors de cause et peut avoir la conscience tranquille. Non, c’est La Chimie qu’il faut défendre dans tous ces cas. En répétant qu’elle est une discipline scientifique belle et humaniste et, surtout, qu’elle n’est pas responsable des usages qui en sont faits !
Les solutions sont multiples et tout est permis pour assurer sa sauvegarde. Certains vont même jusqu’à proposer de supprimer de notre vocabulaire la notion de « science appliquée » pour la replacer par les « applications de la science » [i]. Pour eux, la Chimie ne serait « ni "les pesticides", ni "les additifs", ni "la pollution", ni les gaz de combat… Ceux qui soutiendraient de telles idées se tromperaient, et se tromperaient de combat, confondant la science et ses applications technologiques ou techniques. » [ii]…

Exclure les applications du périmètre de la science, voilà une manière radicale d’éviter tout risque qu’elle soit corrompue par les charlatans, les brigands, les incompétents et les ignorants. Et surtout un bon moyen d’éviter d’avoir à se préoccuper des usages qui en seront faits. La Chimie, en tant qu’exploration de la matière par le pouvoir de l’esprit, en tant que confrontation entre l’Homme et la Nature, est pure et noble. Le reste ne la regarde pas ; c’est l’affaire de l’industrie, du politique ou du citoyen…

Sauf que… non. Ca ne marche pas ; ça ne marche plus. Plus du tout. Et c’est un peu trop facile. Stop… Rewind…

Que le grand Pasteur lui-même ait considéré comme nuisible le vocable de « sciences appliquées » [iii] n’implique ni que cette idée soit pertinente, ni qu’elle ne soit pas devenus nocive un siècle plus tard. Dans une économie et une humanité mondialisées, le chimiste doit être responsable. Responsable et préoccupé, attentif et actif. A l’égard de ce qu’il fait individuellement certes, mais également des conséquences, bonnes et mauvaises, des activités de sa communauté toute entière. C’est-à-dire des usages et des applications, justement, d’une science chimique intégralement inscrite dans un tissu économique, technologique, environnemental et même politique et social, où tout se tient et tout est lié.

Libre à chacun de se façonner son épistémologie personnelle et de s’inventer une définition de la science réduite à ce qu’il veut. Sauf si, sous prétexte de la défense d’une Chimie pure, elle porte en elle le germe d’une forme de déresponsabilisation des chimistes et risque, bien pire encore, de donner à la société l’image d’une Chimie qui ne se soucie pas de ce qu’il advient de ce qu’elle produit de connaissances, de nouveaux matériaux et d’innovations technologiques.
Car la question n’est pas qu’épistémologique ; si la science réelle est ce qu’elle est, l’idée de Science peut bien être rêvée en fonction des impératifs et des intérêts programmatiques ou normatifs du moment. Non, la question est aussi et surtout d’ordre sociétal et communicationnel ; car la définition que les chimistes construisent de leur discipline conditionne à la fois leur propre sentiment de responsabilité et le regard que la société porte sur eux en retour.
Pour l’ensemble de ces raisons, nous affirmons avec force que toute tentative de définition de la Chimie d’aujourd’hui se doit, absolument, d’y inclure « les pesticides, les additifs, la pollution et les gaz de combat ». Même au risque d’écorner les idées de pureté et de noblesse qu’on souhaiterait lui voir conserver.

Dans une vision moderne et réaliste de la science telle qu’elle se pratique au XXIe siècle, nourrie d’intrications fortes avec la finance, la politique et la technologie, la conception réductrice d’une Chimie qui ne serait pas « appliquée » et se situerait simplement en amont de ses applications nous semble de toute façon hautement contestable du point de vue épistémologique lui-même, ce que nous discuterons brièvement dans notre prochain billet.
Mais nous nous interrogerons surtout sur la pertinence et l’origine de cette idée, largement partagée par notre communauté, d’une Chimie une, cohérente et homogène, écrite avec un C majuscule, qui transforme ses excès en contradictions internes et oblige les chimistes aux pires contorsions pour les justifier. « La » Chimie existe-t-elle et est-elle une bonne idée ? Ne dit-on pas « les » mathématiques ?
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[i] http://hervethis.blogspot.com/2009_02_01_archive.html
[ii] Communiqué de presse de l’ouvrage La sagesse du chimiste, Hervé This, L’œil neuf, mars 2009.
[iii] « Souvenez vous qu’il n’existe pas de sciences appliquées mais seulement des applications de la science » ; propos rapportés par Hervé This dans la référence citée en note [i].


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