lundi 28 avril 2008

Des valeurs « naturalistes »

A plusieurs reprises dans nos précédentes chroniques, nous avons été amenés à évoquer l'émergence de « valeurs naturalistes » dans notre société. Interpelé par un lecteur attentif du blog « Parlez-vous chimie ? », nous nous proposons d'expliciter ce que nous entendions par là. Un épisode de l'histoire du rapport entre la chimie et la nature va nous y aider.

Le 5 avril 1894, le chimiste Marcellin Berthelot prononçait une conférence intitulée « En l'an 2000 », à l'occasion du discours du banquet de la Chambre Syndicale des Produits Chimiques (Berthelot M. Science et morale, Calmann-Lévy, Paris, p. 512-513, 1896) :

« [L]a synthèse des graisses et des huiles est réalisée depuis quarante ans, celle des sucres et des hydrates de carbone s'accomplit de nos jours, et la synthèse des corps azotés n'est pas loin de nous. Ainsi le problème des aliments, ne l'oublions pas, est un problème chimique. Le jour où l'énergie sera obtenue économiquement, on ne tardera guère à fabriquer des aliments de toutes pièces, avec le carbone emprunté à l'acide carbonique, avec l'hydrogène pris à l'eau, avec l'azote et l'oxygène tirés de l'atmosphère. Ce que les végétaux ont fait jusqu'à présent, [...] nous l'accomplissons déjà et nous l'accomplirons bien mieux, d'une façon plus étendue et plus parfaite que ne le fait la nature : car telle est la puissance de la synthèse chimique.
Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d'épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sècheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l'espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. [...]. L'homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu'il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. »

Cette vision de l'an 2000 n'est pas sans rappeler l'effroyable description par Barjavel, dans Ravage, de la production d'un énorme bloc de viande synthétique baignant dans un sérum répugnant. Car en effet, qui de nos jours souhaiterait voir se réaliser la prophétie de Berthelot, alors qu'elle est devenue presque réalisable techniquement ?

Au contraire, pour des raisons trop longues, trop nombreuses à développer ici, et qui feront l'objet de chroniques ultérieures, la tendance actuelle est plutôt aux aliments bio, à la phytothérapie et même... aux biocarburants (avec les effets dramatiques que l'on connait sur l'exploitation des surfaces agricoles initialement destinées à l'alimentation). Autant de pratiques fondées sur des valeurs manifestement différentes de celles de Berthelot, « valeur » étant à entendre ici au sens de « ce à quoi l'on tient et ce que l'on désire pour le monde et l'environnement dans lesquels on vit ».
Certes les chimistes, bien qu'évidemment préoccupés par les questions environnementales, ne sont pour autant pas dupes de ces « croyances » en la prééminence systématique du naturel sur le synthétique. Purifiés, les médicaments de synthèse ne sont-ils pas également mieux contrôlés que leurs analogues phytothérapeutiques ? N'est-il pas illégitime et capricieux de préférer la vanilline naturelle à la vanilline de synthèse, puisque les molécules en sont parfaitement identiques ? Peut-être...

Figure 1 : Les « valeurs naturalistes » s'expriment aussi bien dans le recours aux « produits naturels » que dans la protection de la nature et le bien-être animal.

Mais le (la) chimiste que vous êtes commencera peut-être à ne plus rester totalement impassible à la lecture de Azote, la 16ème nouvelle du Système Périodique de Primo Levi (1919-1987). Ici, par exemple (Levi, P. Le Système Périodique, Albin Michel, p. 195-196, 1987) : « Que l'alloxanne, destinée à embellir les lèvres des dames, vienne des excréments des poules ou des pythons était une pensée qui ne me tourmentait pas du tout. [...] Loin de me scandaliser, l'idée d'extraire un cosmétique d'un excrément – aurum de stercore – m'amusait et me réchauffait le coeœur comme un retour aux origines, au temps où les alchimistes tiraient le phosphore de l'urine. [...] Le métier de chimiste (fortifié, dans mon cas, par l'expérience d'Auschwitz) apprend à surmonter, et même à ignorer, certaines répugnances qui ne sont nullement nécessaires ni congénitales : la matière est matière, ni noble ni vile, transformable à l'infini, et son origine proche n'a aucune importance. »

Et bien mieux, peut-être même serez-vous obligé-e d'admettre que vous aussi, vous consommez non plus du sucre et du sel bien blancs et bien purifiés, symboles de richesse après la Seconde Guerre Mondiale, mais du sucre roux et du sel de Guérande... parce que sous leur forme brute, ils sont probablement plus proches des besoins de votre organisme.



Figure 2 : Sucre roux et sel de Guérande. Inconsciemment considérés comme plus proches des besoins de l'organisme ?




Le concours lancé dans la précédente chronique est toujours d'actualité. Trouvez des expressions courantes faisant intervenir l'adjectif « chimique » dans un sens non-défavorable, proposez-les en ligne en laissant vos coordonnées et... gagnez !

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